SOUVENIRS
Je suis né il y a bien longtemps dans un bel endroit, libre et sauvage.
On m'appelle l'Ancien, j'ai reçu ce nom du conseil un jour, depuis j'ai
oublié mon nom: je suis l'Ancien.
J'ai vécu toute mon enfance au rythme des saisons: nous suivions les
animaux qui transhumaient pour nous nourrir, nous nous installions
l'hiver dans un lieu abrité du vent froid. Notre clan n'était pas
nombreux, mais nous nous entraidions. La vie n'était pas parfaite, loin
s'en faut, mais dans l'ensemble nous allions bien. Nous faisions
attention aux esprits et aux mânes de nos ancêtres afin de vivre en
harmonie avec notre entourage. Ainsi, nous pouvions vivre vieux et
relativement sereins. Nos chamans faisaient ce qu'il fallait pour la
chasse afin d'obtenir un don après compensation. Ils cherchaient les
meilleurs lieux de pêche et de récolte. Nous étions ce que vous appelez
aujourd'hui des semi-nomades. Bien sûr, il y avait parfois la guerre et
il nous arrivait d'avoir faim, mais dans un cas comme dans l'autre, il
s'avérait en fin de compte, que nous étions responsables de la
situation. Après avoir fait ce qu'il fallait, la paix était rétablie ou
nous retrouvions de quoi nous nourrir.
J'avais une grande sœur qui devait devenir la chamane du clan, les
esprits l'avaient désignée. Mais elle n'eut pas le temps de finir
d'apprendre, les blancs l'ont emmenée un jour en nous disant qu'elle
était une sorcière et dangereuse. J'étais petit et je n'ai pas compris.
Mon petit frère ne vécut pas longtemps, son animal de pouvoir n'a pu
l'aider à vivre, il était né trop tôt. Alors nous l'avons confié à nos
ancêtres pour que son âme puisse recommencer un cycle. Nous ne nous
sommes pas révoltés car nous considérions que nous avions aussi à
apprendre de sa courte existence.
Nous connaissions la prophétie: un jour des blancs
débarqueraient sur une coque de noix et il y aurait deux choix; soit ils
nous respecteraient et tout se passerait bien, soit ils nous
tromperaient et nous serions détruits. Ce fut, hélas, la deuxième
solution qui se produit. Nous étions peu malades, notre terre était
saine et nos énergies équilibrées.
Les blancs sont arrivés avec des fléaux qui nous décimèrent: la
tuberculose, la rougeole, la varicelle, la variole, même la grippe. Ces
maladies nous étaient inconnues et nous étions incapables de nous
défendre contre ces esprits étrangers, alors mon peuple disparut peu à
peu. Nous avions peu de possessions et n'étions pas avides, les blancs
arrivèrent avec leur soif de biens matériels et ils nous décimèrent pour
prendre ce qui les intéressaient: l'or dans nos rivières (à quoi
pouvait-il bien servir?), les pierres brillantes et transparentes des
montagnes (pour quoi donc en faire?) et surtout les terres pour y mettre
des animaux que nous ne connaissions pas. Comme nous refusions de
partir, ils dirent que nous étions des impies, que nos esprits étaient
le "diable" et que nous étions mauvais. Ils dirent que nous n'étions
même pas des humains puisque nous ne vivions pas comme eux.
Ainsi, pour nous affamer, ils tuèrent les troupeaux et nous chassèrent
de plus en plus loin. Ils pervertirent nos enfants avec "l'eau de feu".
Cette chose immonde qui brûle à l'intérieur et qui change l'esprit. Ils
nous dirent d'adorer leur Dieu. Un Dieu vengeur et guerrier qui punit et
qui tue, pour nous sauver mais de qui et de quoi?
Je fis parti de ceux qui s'enfuirent dans les montagnes, loin, très loin
là où le blanc ne vient pas. Car même s'il croit en son Dieu, le blanc a
peur de nos esprits; il sait bien, au fond de lui, que tout cela est
vrai, alors il parle de son diable, ce monstre qui justifie le fait
qu'il tue et pille: il l'extermine à travers nous.
Nous étions les habitants de cette terre. Dans votre
temps, les blancs ne nous ont rien rendu, mais ils ont, au final, plus
perdu que nous. Ils continuent de se battre pour un Dieu à qui ils
donnent des noms différents, pour des coutumes humiliantes et
destructrices. Ils se battent pour le pouvoir et la possession: sont-ils
plus heureux avec tous leurs biens que nous quand nous étions dans la
forêt? Ils courent du matin au soir pour gagner le droit de vivre un
jour de plus: nous n'avions pas à demander ce droit, il était naturel.
Vous apprenez à vos enfants l'histoire du monde à travers les guerres.
Vous leurs expliquez que le monde est dur et cruel, qu'il faut être fort
pour écraser l'autre; que pour gagner le paradis, il faut suivre des
directives précises: il ne faut pas tuer, ni voler, mais vos
informations ne parlent que de ses horreurs. Il faut respecter l'autre,
mais vous ne vous respectez pas vous-même, vous allez même jusqu'à
enfermer vos anciens dans des lieux où ils ne dérangent personne. Vous
ne pratiquez la compassion que dans vos lieux de cultes quelques heures
par mois où vous vous apitoyez sur le sort du monde avant de retourner à
vos habitudes.
Moi qui suis d'un autre temps et d'un autre monde,
disparu depuis longtemps, je voudrais savoir, si le matin vous écoutez
encore les oiseaux chanter, le vent souffler ou la pluie tomber.
Aimez-vous toujours le parfum de l'air après l'orage, l'odeur des sapins
un soir d'été? Prenez-vous le temps de regarder grandir vos enfants?
Honorez-vous vos ancêtres comme il se doit, pensez-vous au monde que
vous allez transmettre à vos descendants?
Nous n'avons jamais été riches de vos possessions, mais nous avions une
richesse que vous n'avez plus: la joie d'être avec l'autre, le plaisir
de partager, la chance d'échanger le savoir avec nos anciens. Nous ne
connaissions pas les signes sur le papier, mais nous savions transmettre
notre histoire. Nous n'étions pas parfaits, bien sûr, nous avions aussi
nos problèmes, Il ne faut pas faire de l'angélisme, mais nous n'avons
pas été jusqu'à exterminer les autres pas milliers.
Un jour, de jeunes blancs se mirent à écouter les
oiseaux et à parler aux abeilles, alors certains des nôtres se dirent
que le temps était venu. Nous sommes venu vers vous afin de vous montrer
que vos esprits sont toujours là, qu'ils vous attendent patiemment
depuis très longtemps.
Nous n'allons pas vous donner nos coutumes, nous voudrions juste que
vous alliez à la recherche des vôtres. Avec le temps, vous retrouverez
confiance en vous, vous apprendrez que le diable n'est que là où l'homme
décide qu'il doit être. Que quelque soit le nom que vous lui donnez, le
Grand Esprit guide l'Univers car il est l'Univers et qu'il nous a fait
le plus beau des cadeaux, celui de le comprendre et de nous laisser le
choix d'aller vers lui en pleine conscience.
Je vis dans un autre lieu, dans un autre temps, mais celà a-t-il de
l'importance? Le temps n'est qu'une affaire de perception, cela ne
m'empêche pas de voir votre monde et de me dire que malgré les embûches
sur le chemin, il faut garder espoir. Vous avez de grandes possibilités,
à vous de les utiliser pour en faire un chemin de joie.
Notre mère la Terre vous explique tous les jours qu'elle ne va pas bien et donc, que vous aussi, vous allez mal. Faites un petit pas et de leurs multitudes naîtra le changement. Mère-Terre, Grand-Mère Lune, Grand-Père Soleil, le Grand Esprit, les esprits de la Nature, les voix des ancêtres, sont là pour vous emmener sur le bon chemin, à vous de le voir et de le comprendre. Mon monde n'est plus le vôtre depuis bien longtemps, même moi je ne suis qu'une voix à travers les volutes de l'histoire. Pourtant j'existe quelque part dans l'univers, et ma voix va jusqu'à vous. Peut-être suis-je un peu de votre conscience ou un souvenir de vos autres cycles de vie, peut-être suis-je vous, quelque part, dans un autre lieu, dans un autre temps.